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Doctrine publique du chiffrement : Sécurité, confiance, souveraineté

  • Photo du rédacteur: Hannan Otmani
    Hannan Otmani
  • 17 mars
  • 10 min de lecture

Dernière mise à jour : 22 mai



Doctrine WISER Avocats

Une réflexion portée par Maître Hannan Otmani, avocate au barreau de Paris.

Cette note s’inscrit dans une démarche d’éclairage stratégique, à la croisée des enjeux de sécurité nationale, de souveraineté technologique et de libertés fondamentales. Rédigée en amont des débats parlementaires sur l’article 8 ter de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, elle visait déjà à alerter sur les risques juridiques et démocratiques liés à une remise en cause du chiffrement.






Résumé exécutif

 

Le chiffrement de bout en bout n’est pas un choix technique parmi d’autres. Il constitue un socle de souveraineté numérique, un garant démocratique des libertés fondamentales, et un levier de compétitivité stratégique à l’échelle européenne.


Utilisé dans les communications, la finance, la santé ou les services publics, il garantit que seuls les destinataires autorisés peuvent accéder aux échanges — à l’exclusion même des fournisseurs de services.


Toute remise en cause — via backdoors, conservation de clés ou utilisateurs fantômes — affaiblit structurellement la sécurité numérique : perte de confiance, vulnérabilités exploitables, exposition accrue aux cyberattaques, mise en péril de la conformité aux standards européens.


Cette note vise à réaffirmer ces principes, tout en ouvrant des pistes concrètes de coopération judiciaire, dans le respect du droit, des standards européens et de la résilience des infrastructures critiques.




1. Le chiffrement : socle invisible de la sécurité numérique et de la souveraineté


Le chiffrement de bout en bout (end-to-end encryption, E2EE) constitue aujourd’hui un dispositif technique critique, garantissant que seuls l’émetteur et le destinataire d’un message peuvent accéder à son contenu — à l’exclusion de tout tiers, y compris le fournisseur de service.


Initialement développé pour des usages militaires et diplomatiques, le chiffrement s’est généralisé avec la montée des cybermenaces et la centralité croissante des échanges numériques dans les sphères économiques, institutionnelles et personnelles. 


Il est désormais utilisé dans les messageries sécurisées (Signal, WhatsApp, Olvid), les services bancaires, les systèmes hospitaliers, les réseaux gouvernementaux, ou encore les services cloud.


Le chiffrement de bout en bout repose sur des fondements mathématiques éprouvés — notamment la cryptographie asymétrique — et sur des standards reconnus par les autorités compétentes.


En France, l’ANSSI recommande explicitement son usage dans la doctrine nationale de cybersécurité, notamment à travers le Référentiel Général de Sécurité (RGS), et le considère comme un critère de confiance pour les solutions qualifiées.

 

Au-delà de la seule confidentialité, un chiffrement robuste permet de :

 

  • garantir l’intégrité des données,

  • prévenir les interceptions illicites,

  • sécuriser les infrastructures critiques,

  • protéger contre l’espionnage industriel,

  • et soutenir la confiance dans l’économie numérique.


Toute remise en cause de ce mécanisme fragilise l’architecture de sécurité des écosystèmes numériques dans leur ensemble. Elle ouvre des brèches exploitables par des acteurs malveillants, affaiblit la confiance collective, et compromet durablement la résilience stratégique des États.




Considérations juridiques et géopolitiques


Le chiffrement se situe à l’intersection du droit et de la puissance publique.


Il mobilise à la fois des cadres juridiques fondamentaux — droit pénal, protection des données, communications électroniques — et des enjeux géopolitiques majeurs, car il conditionne la maîtrise technologique des États dans un environnement interconnecté.


En droit français, le cadre juridique repose sur la loi de 1996, qui prévoit des obligations de coopération judiciaire (remise des clés de déchiffrement, art. L.871-1 CSI et 434-15-2 CP), uniquement lorsque les prestataires disposent effectivement des clés. Ce n’est pas le cas des services reposant sur un chiffrement de bout-en-bout, où seuls les utilisateurs en conservent la maîtrise technique.


La jurisprudence constitutionnelle et européenne confirme ce socle : la CEDH et le Conseil constitutionnel reconnaissent que la confidentialité des communications — assurée notamment par le chiffrement — relève du droit fondamental au respect de la vie privée (article 8 CEDH). Toute mesure d’accès doit ainsi être strictement justifiée, proportionnée et encadrée juridiquement.

 

À l’international, plusieurs précédents confirment les limites des politiques de contournement technique:

 

  • Australie : l’Assistance and Access Act (2018) a suscité une opposition massive et une perte de confiance, sans résultats probants.


  • Royaume-Uni : l’Investigatory Powers Act (2016) a été partiellement invalidé pour non-respect de la proportionnalité.


  • États-Unis : l’affaire Apple/FBI (2016) a mis en lumière les risques systémiques posés par la création de portes dérobées, même dans un cadre judiciaire.


Ces expériences illustrent que les dispositifs d’accès généralisé ne renforcent pas réellement l’efficacité des services de sécurité, mais exposent au contraire les outils de communication à des détournements techniques exploitables à grande échelle.


Enfin, de nombreuses voix — Global Encryption Coalition, Internet Society, acteurs privés comme Apple ou Telegram — mettent en garde contre une fragmentation normative du chiffrement si chaque État impose ses propres mécanismes d’accès.


En imposant des exigences nationales divergentes en matière d’accès aux contenus chiffrés, les États risquent de provoquer une fragmentation technique et réglementaire du marché numérique. Un tel morcellement affaiblirait non seulement la sécurité globale, mais aussi la compétitivité stratégique de l’Europe dans la bataille mondiale des architectures de confiance.




2. Pourquoi toute faille imposée crée une insécurité systémique ? 


L’article 8 ter de la proposition de loi « Sortir la France du piège du narcotrafic » visait à contraindre les fournisseurs de services numériques à mettre en œuvre des « mesures techniques nécessaires » permettant d’accéder à des contenus chiffrés.


Cette formulation, à la fois juridiquement floue et techniquement discutable, marque une rupture d’avec les principes fondamentaux de la cryptographie moderne. Elle introduit une logique de vulnérabilité volontaire, en contradiction frontale avec les exigences de sécurité numérique portées par la doctrine française comme européenne.


Les mécanismes envisagés — ajout d’un utilisateur fantôme, conservation de clés de déchiffrement, ou création de portes dérobées — engendreraient des failles systémiques exploitables. Même encadrées juridiquement, ces vulnérabilités affaiblissent les protocoles techniques dans leur ensemble.Elles contreviennent explicitement aux référentiels de l’ANSSI et aux normes de cybersécurité européennes telles que NIS2 ou DORA.


Surtout, Ces dispositifs s’opposent aux nouvelles régulations telles que le Data Act et le Cyber Solidarity Act, qui reposent sur une architecture numérique sûre, interopérable et de confiance entre États membres. Introduire des failles techniques au niveau national reviendrait à désarticuler l’unité juridique du marché unique.


Ces mesures ne garantissent aucun résultat probant : les réseaux criminels utilisent déjà des outils techniques obscurs, chiffrés, auto-hébergés ou hors juridiction.

En ciblant des plateformes légitimes, l’État risquerait de fragiliser les citoyens sans atteindre les acteurs visés.


Le droit existant est déjà suffisant.

Le cadre juridique offre plusieurs outils puissants aux services d’enquête :


  • Remise obligatoire des clés de déchiffrement si elles sont détenues (art. L.871-1 CSI, art. 434-15-2 CP) ;


  • Interceptions judiciaires autorisées ;


  • Captation directe sur terminaux ;


  • Exploitation de métadonnées ou failles techniques par le STNCJ.


L’introduction d’un nouvel article redondant ne ferait que fragiliser l’équilibre existant, sans aucun gain tangible. Elle serait juridiquement inutile, et politiquement contre-productive.


Les précédentes tentatives de régulation intrusive — comme l’initiative franco-allemande de 2016 — avaient déjà rencontré une opposition ferme de la CNIL, du CNNum et de l’ANSSI, au nom de la résilience des systèmes et de la confiance durable.


Plus récemment encore, le Conseil de l’Europe, Europol et l’ENISA ont rappelé qu’un “accès légal” théorique au chiffrement expose mécaniquement l’ensemble de la société à des risques d’abus, de détournement et de désaffection.


Ce consensus institutionnel, technique et européen s’impose : Le chiffrement est une infrastructure de confiance. Son affaiblissement, même partiel, crée des effets systémiques disproportionnés que la sécurité publique ne saurait justifier.




3. Clarifications doctrinales sur quatre idées reçues


Le débat public sur le chiffrement est souvent parasité par des affirmations imprécises ou infondées. Il est essentiel de les déconstruire pour établir une base juridique et technique solide.


1. “Insérer un utilisateur fantôme ne compromet pas la sécurité”


Cette affirmation repose sur une fiction technique. L’ajout d’un tiers invisible dans une communication chiffrée revient à créer une porte dérobée. Il en résulte une rupture d’intégrité du protocole, et une exposition généralisée aux risques de compromission — y compris pour les utilisateurs non visés par une enquête.


2. “Le chiffrement empêche toute forme d’enquête”


Faux en droit comme en pratique. Les métadonnées, la captation judiciaire sur terminaux, les obligations de coopération lorsqu’elles sont juridiquement fondées et techniquement possibles, ainsi que l’exploitation de failles connues, permettent d’ores et déjà des investigations ciblées.


3. “Les messageries chiffrées refusent systématiquement de coopérer”


La réalité est plus nuancée. De nombreuses plateformes coopèrent avec les autorités dès lors que le cadre juridique est clair, proportionné et compatible avec leurs obligations techniques. Les instruments internationaux (comme les MLAT) encadrent ces échanges de manière rigoureuse.


4. “Le chiffrement est un obstacle imposé par les grandes plateformes”


En réalité, le chiffrement est une exigence promue par les autorités publiques elles-mêmes. L’ANSSI, l’ENISA ou encore la CNIL considèrent sa robustesse comme un prérequis de la sécurité numérique. Il constitue un standard technique, non une exception imposée par des intérêts privés.  




4. Vers une stratégie d’enquête compatible avec la résilience technologique ?


Une politique publique sérieuse en matière d’enquête et de cybersécurité ne saurait reposer sur l’affaiblissement des standards cryptographiques.


C’est une fausse solution : elle expose les citoyens, fragilise les infrastructures, et compromet la crédibilité internationale de l’État.


À l’inverse, des leviers opérationnels existent pour concilier sécurité nationale, État de droit et souveraineté technologique, sans créer de vulnérabilités systémiques :


  • Renforcer les capacités humaines et techniques du STNCJ, en dotant les services compétents d’outils ciblés de déchiffrement, d’analyse de métadonnées et d’investigation sur terminaux, dans un cadre juridiquement strict.


  • Moderniser les instruments de coopération judiciaire internationale, en adaptant les traités MLAT et les dispositifs de réponse transfrontalière aux réalités numériques contemporaines. L’enjeu est de garantir une action rapide, coordonnée et juridiquement encadrée.


  • Structurer des mécanismes de signalement robustes par les plateformes numériques, reposant sur des signaux comportementaux ou contextuels, dans le respect des principes de nécessité, de proportionnalité et des droits fondamentaux.


  • Investir dans la criminalistique numérique, pour faire émerger des méthodes d’investigation compatibles avec le chiffrement fort : corrélation de métadonnées, analyse des terminaux, détection comportementale, et usage ciblé des vulnérabilités connues.

 

Une approche fondée sur la résilience, non sur la fragilité.


Ces solutions exigent du temps, des moyens et de la rigueur. Mais elles seules permettent d’asseoir une politique de cybersécurité digne d’un État souverain, respectueux du droit et maître de son destin technologique.




5. Principes fondateurs pour une doctrine publique du chiffrement


Pour garantir la sécurité nationale, la souveraineté technologique et la protection des droits fondamentaux, une doctrine française du chiffrement doit reposer sur cinq principes non négociables :


1. Inviolabilité des protocoles de chiffrement de bout en bout


Aucun affaiblissement structurel — qu’il s’agisse de portes dérobées, de clés conservées ou d’utilisateurs fantômes — ne peut être introduit sans exposer l’ensemble des systèmes à des vulnérabilités systémiques. Une doctrine crédible repose sur l’intégrité technique, reconnue par l’ANSSI, la directive NIS2, et le cadre DORA.


2. Encadrement juridique strict des accès dérogatoires


Tout accès aux données chiffrées doit être exceptionnel, justifié par un motif d’intérêt général impérieux, strictement proportionné, encadré juridiquement, et soumis à un contrôle juridictionnel effectif. C’est une exigence constitutionnelle et conventionnelle (article 8 CEDH).


3. Cohérence réglementaire avec le droit européen


La doctrine nationale ne peut s’écarter des standards européens sans fragmenter le marché unique. Elle doit préserver l’interopérabilité des services et la conformité aux régulations existantes : RGPD, Data Act, Cyber Solidarity Act.


4. Renforcement ciblé des capacités publiques


L’efficacité opérationnelle ne passe pas par la fragilisation technique, mais par le renforcement des leviers existants : STNCJ, captation judiciaire, exploitation des métadonnées et coopération judiciaire internationale.


5. Promotion active de la résilience numérique


Le chiffrement ne doit plus être perçu comme un obstacle, mais comme une infrastructure de confiance. Sa robustesse est une condition stratégique de souveraineté et un atout de compétitivité dans l’économie numérique.




Conclusion


Le débat sur le chiffrement n’est pas un simple arbitrage entre sécurité et vie privée. Il engage des choix structurants de politique publique : ceux de la souveraineté technologique, de la résilience des institutions et de la sécurité collective à l’ère numérique.


Affaiblir le chiffrement, c’est désarmer nos infrastructures, déséquilibrer nos équilibres juridiques, et rompre la chaîne de confiance entre les citoyens, l’État et les opérateurs de service. C’est aussi se priver de toute crédibilité stratégique dans un monde où les rapports de puissance se jouent sur la maîtrise des protocoles.


À l’inverse, préserver un chiffrement robuste, certifié, interopérable et juridiquement encadré permet de :


  • garantir la sécurité nationale sans vulnérabiliser les systèmes,

  • maintenir la confiance démocratique,

  • et affirmer une souveraineté numérique cohérente avec le droit européen.


L’enjeu est clair : ne pas sacrifier la sécurité de tous à l’illusion d’un accès généralisé. L’histoire l’a montré : les solutions techniques imposées fragilisent l’ensemble du système sans produire de résultats opérationnels durables.


Il revient désormais aux institutions publiques de formuler une ligne claire et cohérente :celle de la robustesse technologique, du respect de l’État de droit et de la souveraineté numérique européenne.


Le chiffrement n’est pas un luxe ni une posture idéologique.


C’est un pilier de souveraineté démocratique, un facteur de stabilité juridique, et un levier stratégique dans la compétition technologique mondiale.


Toute stratégie publique crédible en matière de sécurité numérique doit commencer par cette reconnaissance. 

 



Annexe doctrinale – Considérations prospectives sur l’universalité du chiffrement


L’un des enjeux futurs du débat sur le chiffrement réside dans sa normalisation à l’échelle transnationale.

Alors que certains États tendent à renforcer leur souveraineté numérique par des moyens techniques de surveillance, d’autres promeuvent un chiffrement inviolable comme pilier de démocratie.


La France, en tant qu’État de droit inscrit dans un cadre européen exigeant, a la responsabilité de porter une doctrine claire : celle de la non-fragmentation du numérique, fondée sur la robustesse technique, l’interopérabilité juridique, et l’alignement des valeurs entre sécurité publique et libertés fondamentales.


Le chiffrement ne doit pas être instrumentalisé, mais reconnu comme une norme de confiance universelle.


Dans un monde en tension où s’exacerbent les stratégies d’influence, le chiffrement devient l’objet d’un affrontement silencieux entre modèles de société.


Certains États instrumentalisent la sécurité pour justifier un contrôle total des communications, quand d’autres en font un rempart contre l’arbitraire.


La France, fidèle à son héritage juridique et démocratique, ne peut se contenter d’un positionnement technique. Elle doit affirmer une doctrine publique du chiffrement, claire, cohérente et alignée sur les principes de l’État de droit, afin de préserver son autonomie stratégique tout en inspirant la régulation européenne.


Enfin, à l’heure de l’adoption de cadres européens tels que le Cyber Resilience Act ou l’AI Act, la cohérence normative du chiffrement devient un enjeu transversal. 


Sa reconnaissance comme infrastructure de confiance doit irriguer toutes les politiques numériques — qu’il s’agisse de sécurité, de souveraineté ou d’intelligence artificielle.

Il revient aux États de défendre une vision alignée, exigeante, et juridiquement robuste du chiffrement, au service de la démocratie et de la stabilité technologique européenne.


La CNIL, l’ANSSI et le Conseil constitutionnel ont tous rappelé l’impératif de préserver la robustesse cryptographique comme socle de l’État de droit numérique.





WISER AVOCATS — Cabinet indépendant fondé par Maître Hannan Otmani, dédié à la structuration de doctrines juridiques appliquées aux grands enjeux technologiques et institutionnels.


Note stratégique rédigée et signée par son associée fondatrice, avocate au barreau de Paris.





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