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Chiffrement de bout-en-bout : Repères stratégiques pour une doctrine publique de sécurité numérique

  • Photo du rédacteur: Hannan Otmani
    Hannan Otmani
  • 17 mars
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 1 jour






Note publiée le 17 mars 2025, dans le cadre de la série “Doctrine de la régulation numérique” portée par Me Hannan Otmani, avocate au barreau de Paris et fondatrice du cabinet WISER AVOCATS.


Cette réflexion s’inscrit dans une démarche d’éclairage stratégique des tensions entre sécurité, souveraineté technologique et libertés fondamentales. Elle a été rédigée en amont des débats parlementaires sur l’article 8 ter de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, alors que le chiffrement suscitait encore peu d’attention publique.





Résumé exécutif

 

Le chiffrement de bout-en-bout constitue aujourd’hui un pilier stratégique de la sécurité numérique et de la compétitivité économique. Utilisé dans des secteurs critiques tels que les communications, la finance, la santé, ou encore les services publics, il garantit que seuls les destinataires autorisés peuvent accéder au contenu d’un échange, à l’exclusion même des fournisseurs de services.


Sa remise en cause — notamment via des dispositifs d’accès volontaire comme les backdoors ou les utilisateurs fantômes— ne pose pas seulement un risque pour les libertés individuelles. Elle affaiblit l’ensemble de l’écosystème numérique : perte de confiance des utilisateurs, vulnérabilités exploitables, exposition accrue aux cyberattaques, et mise en risque de la conformité aux standards européens (RGPD, NIS2, DORA).


Au-delà des effets techniques, le débat sur le chiffrement pose une question de souveraineté. Toute faille imposée à l’échelle nationale fragilise l’intégrité globale des infrastructures, crée un précédent réglementaire, et peut entraîner un retrait ou une dégradation de service par les principaux fournisseurs internationaux. Le risque est double : fragmentation juridique au sein de l’Union européenne et désaffection du marché français, considéré comme moins protecteur.


Ces débats ne sont pas nouveaux. Déjà en 2016, la CNIL, le CNNum et l’ANSSI ont mis en garde contre les approches d’encadrement flou ou disproportionné. L’histoire récente confirme leur pertinence.


Dans ce contexte, l’article 8 ter de la proposition de loi « Sortir la France du piège du narcotrafic » a introduit une rupture d’équilibre, en élargissant les possibilités d’accès à des communications chiffrées sans offrir de garanties suffisantes. L’enjeu dépasse ici le texte : il s’agit de réaffirmer les fondements démocratiques, stratégiques et économiques du chiffrement dans l’architecture numérique française et européenne.


Cette note vise à éclairer les lignes rouges techniques et juridiques, tout en ouvrant des pistes de coopération renforcée et d’amélioration ciblée des capacités judiciaires, dans le respect de l’État de droit et des standards européens.



Partie 1 - Qu’est-ce que le chiffrement et pourquoi est-ce important?


Le chiffrement de bout-en-bout (end-to-end encryption, E2EE) est un protocole de sécurité qui garantit que seuls l’émetteur et le destinataire d’un message peuvent accéder à son contenu. Contrairement aux systèmes de chiffrement classiques, aucune donnée n’est accessible à un tiers, y compris au fournisseur de service.


Initialement développé pour des usages militaires et diplomatiques, le chiffrement s’est généralisé avec la montée des cybermenaces et la centralité croissante des échanges numériques dans les sphères économiques, institutionnelles et personnelles. 


Il est désormais utilisé dans les messageries sécurisées (Signal, WhatsApp, Olvid), les services bancaires, les systèmes hospitaliers, les réseaux gouvernementaux, ou encore les services cloud.


Le chiffrement de bout-en-bout repose sur des fondements mathématiques éprouvés — notamment la cryptographie asymétrique — et sur des standards reconnus par les autorités compétentes.


En France, l’ANSSI recommande explicitement son usage dans la doctrine nationale de cybersécurité, notamment à travers le Référentiel Général de Sécurité (RGS), et le considère comme un critère de confiance pour les solutions qualifiées.

 

Au-delà de la seule confidentialité, un chiffrement robuste permet de :

 

  • garantir l’intégrité des données,

  • prévenir les interceptions illicites,

  • sécuriser les infrastructures critiques,

  • protéger contre l’espionnage industriel,

  • et soutenir la confiance dans l’économie numérique.


Toute remise en cause de ce mécanisme fragilise l’architecture de sécurité des écosystèmes numériques dans leur ensemble. L’introduction de failles techniques — même ciblées — crée une vulnérabilité généralisée et compromet la résilience de l’ensemble des utilisateurs, qu’ils soient publics, privés ou institutionnels.


Considérations juridiques et géopolitiques


Le chiffrement se situe à la convergence de plusieurs régimes juridiques (droit pénal, droit des communications électroniques, droit de la protection des données) et constitue un enjeu géopolitique majeur, tant il conditionne la souveraineté numérique des États et la compétitivité de leurs écosystèmes technologiques.


En droit français, le cadre juridique repose sur la loi de 1996, qui prévoit des obligations de coopération judiciaire (remise des clés de déchiffrement, art. L.871-1 CSI et 434-15-2 CP), uniquement lorsque les prestataires disposent effectivement des clés. Ce n’est pas le cas des services reposant sur un chiffrement de bout-en-bout, où seuls les utilisateurs en conservent la maîtrise technique.


La jurisprudence constitutionnelle et européenne confirme ce socle : la CEDH et le Conseil constitutionnel reconnaissent que la confidentialité des communications — assurée notamment par le chiffrement — relève du droit fondamental au respect de la vie privée (article 8 CEDH). Toute mesure d’accès doit ainsi être strictement justifiée, proportionnée et encadrée juridiquement.

 

À l’international, plusieurs précédents confirment les limites des politiques de contournement technique:

 

  • Australie : l’Assistance and Access Act (2018) a suscité une opposition massive et une perte de confiance, sans résultats probants.

  • Royaume-Uni : l’Investigatory Powers Act (2016) a été partiellement invalidé pour non-respect de la proportionnalité.

  • États-Unis : l’affaire Apple/FBI (2016) a mis en lumière les risques systémiques posés par la création de portes dérobées, même dans un cadre judiciaire.


Ces expériences illustrent que les dispositifs d’accès généralisé ne renforcent pas réellement l’efficacité des services de sécurité, mais exposent au contraire les outils de communication à des détournements techniques exploitables à grande échelle.


Enfin, de nombreuses voix — Global Encryption Coalition, Internet Society, acteurs privés comme Apple ou Telegram — mettent en garde contre une fragmentation normative du chiffrement si chaque État impose ses propres mécanismes d’accès. Cette fragmentation fragiliserait l’interopérabilité, nuirait à la sécurité globale et réduirait l’attractivité technologique de l’espace européen.



Partie 2 - Pourquoi les solutions envisagées ne sont pas pertinentes? 


L’article 8 ter de la proposition de loi « Sortir la France du piège du narcotrafic » visait à contraindre les fournisseurs de services numériques à mettre en œuvre des « mesures techniques nécessaires » permettant d’accéder à des contenus chiffrés. Cette formulation, à la fois floue et techniquement discutable, s’écarte des principes de la cryptographie moderne et fragilise les fondements de la sécurité numérique.


Les dispositifs envisagés — ajout d’un utilisateur fantôme, conservation de clés de déchiffrement, ou portes dérobées — introduisent des vulnérabilités structurelles dans les systèmes. Ces failles, même encadrées, créent une surface d’attaque exploitable par des acteurs malveillants. Elles contreviennent aux référentiels techniques de l’ANSSI, ainsi qu’aux standards européens de cybersécurité (NIS2, DORA).


Surtout, ces dispositifs seraient en contradiction avec les nouvelles régulations européennes telles que le Data Act et le Cyber Solidarity Act, qui reposent sur des architectures numériques robustes, fondées sur la sécurité des échanges et la confiance mutuelle entre États membres. Affaiblir techniquement le chiffrement au niveau national introduirait une rupture de cohérence réglementaire au sein du marché unique.


Sur le plan opérationnel, leur efficacité reste incertaine : les réseaux criminels structurés recourent déjà à des solutions techniques alternatives, auto-hébergées ou obscures, hors du champ des mesures envisagées. En ciblant des plateformes légitimes, ces mesures risquent de fragiliser les protections des citoyens et des institutions sans atteindre les acteurs visés.

Par ailleurs, le droit existant offre déjà plusieurs leviers d’enquête :

 

  • Obligation pour les prestataires de remettre les clés lorsqu’ils les détiennent (art. L.871-1 CSI, art. 434-15-2 CP) ;

  • Possibilités d’interception judiciaire ;

  • Captation directe sur terminaux ;

  • Exploitation des métadonnées et des vulnérabilités connues via les capacités du STNCJ.


La redondance de l’article 8 ter le rend non seulement inutile sur le plan juridique, mais potentiellement contre-productif, en affaiblissant les équilibres antérieurs sans gain opérationnel démontré.


Les tentatives passées de régulation du chiffrement — comme en 2016 avec l’initiative franco-allemande — ont déjà suscité des réserves institutionnelles fortes. À l’époque, la CNIL, le CNNum et l’ANSSI ont rappelé que toute faille volontaire exposait les systèmes d’information à des détournements potentiels et à une perte de confiance durable.


Plus récemment, le Conseil de l’Europe a explicitement proscrit, dans une résolution, le recours à des techniques visant à contourner ou affaiblir le chiffrement. Europol et l’ENISA ont également souligné que si un accès légal pouvait théoriquement être envisagé en cas de crimes graves, il exposerait mécaniquement l’ensemble de la société à un risque accru d’abus, de détournement et de perte de confiance.


Ce consensus institutionnel, technique et européen s’impose : le chiffrement est une infrastructure de confiance, non négociable. Son affaiblissement, même ciblé, introduit des risques systémiques que la sécurité publique ne saurait justifier.


Partie 3 - Clarifications : idées reçues sur le chiffrement


·       « Il est possible d’insérer un ‘participant fantôme’ sans affaiblir le chiffrement » FAUX.


Cette technique revient à introduire une porte dérobée déguisée. Elle fragilise l’intégrité du protocole et rend l’ensemble des utilisateurs vulnérables, y compris ceux non visés par l’enquête.

 

·       « Le chiffrement empêche toute enquête » FAUX.


      Des moyens d’investigation existent déjà via les métadonnées, la captation judiciaire, et l’exploitation des failles.

 

·       « Les messageries chiffrées refusent toute coopération » → FAUX.


      La coopération est souvent effective dans le cadre de procédures claires et juridiquement encadrées (ex : traités MLAT, demandes européennes encadrées).

 

·       « Le chiffrement est un obstacle technique créé par les géants du numérique » FAUX.


      Le chiffrement est une norme de sécurité promue par les autorités publiques elles-mêmes, notamment les agences nationales et européennes de cybersécurité (ANSSI, ENISA).



Partie 4 - Quelles pistes de solutions ?


Une politique efficace en matière d’enquête et de cybersécurité ne passe pas par l’affaiblissement des standards cryptographiques.


Des solutions existent, qui concilient sécurité nationale, État de droit et souveraineté numérique :


  • Renforcer les capacités techniques et humaines du STNCJ, en dotant l’État d’outils de déchiffrement ciblé, adaptés aux terminaux et aux métadonnées.

 

  • Moderniser les mécanismes de coopération judiciaire internationale, notamment les traités MLAT et les dispositifs de réponse transfrontalière, pour garantir une réponse rapide et juridiquement encadrée.

 

  • Structurer des mécanismes de signalement robustes par les plateformes, fondés sur des indicateurs de comportement ou de contenu illicite, dans le respect des droits fondamentaux.

 

  • Investir dans la recherche en criminalistique numérique, afin de développer des techniques d’enquête compatibles avec le chiffrement (corrélation de métadonnées, exploitation de terminaux, détection comportementale).

 

Principes pour une doctrine publique du chiffrement


Afin de concilier sécurité nationale, souveraineté technologique et protection des droits fondamentaux, une doctrine publique robuste en matière de chiffrement pourrait s’articuler autour des principes suivants


  1. Inviolabilité des protocoles de chiffrement de bout-en-bout

Tout affaiblissement structurel, y compris par ajout d’utilisateur fantôme ou conservation de clés, crée des vulnérabilités systémiques incompatibles avec les référentiels de cybersécurité (ANSSI, NIS2, DORA).

 

  1. Encadrement juridique strict de l’accès aux données

Toute mesure dérogatoire doit être justifiée par un intérêt légitime, proportionnée, encadrée juridiquement, et soumise à un contrôle effectif, conformément à l’article 8 de la CEDH.

 

  1. Cohérence réglementaire avec le cadre européen

La doctrine nationale doit éviter toute fragmentation du marché unique et garantir l’interopérabilité des services, dans le respect du RGPD, du Data Act et du Cyber Solidarity Act.

 

  1. Renforcement ciblé des capacités opérationnelles publiques

L’efficacité des enquêtes repose sur le renforcement du STNCJ, l’exploitation des métadonnées, la captation judiciaire sur terminaux, et la coopération internationale encadrée.

 

  1. Investissement dans la résilience numérique et la confiance

Le chiffrement n’est pas un obstacle, mais une condition de confiance dans l’espace numérique. Il doit être promu comme un levier de compétitivité et de souveraineté.



Conclusion


Le débat sur le chiffrement dépasse le clivage entre sécurité et vie privée. Il engage des choix fondamentaux de politique publique : ceux de la souveraineté technologique, de la résilience de l’État, et de la sécurité collective.


Affaiblir le chiffrement reviendrait à fragiliser nos infrastructures numériques, désarmer nos institutions face aux menaces cyber, et rompre la confiance des citoyens comme des acteurs économiques.


À l’inverse, préserver un chiffrement robuste, certifié et interopérable permet de protéger l’intérêt général tout en renforçant les capacités des services de sécurité par des voies proportionnées, encadrées, et techniquement solides.


L’enjeu est clair : ne pas sacrifier la sécurité de tous à l’illusion d’un accès généralisé. L’Histoire l’a montré, les solutions techniques imposées fragilisent l’ensemble du système sans en garantir l’efficacité opérationnelle.


Il revient aujourd’hui aux institutions publiques de tracer une ligne claire : celle de la robustesse technologique, du respect de l’État de droit, et de la souveraineté numérique européenne.


Le moment est venu de reconnaître le chiffrement non comme un obstacle, mais comme un pilier de souveraineté démocratique. C’est sur cette base que doit s’articuler toute stratégie publique crédible en matière de sécurité numérique.

 

 


WISER AVOCATS — Cabinet indépendant fondé par Me Hannan Otmani, dédié à la structuration de doctrines juridiques appliquées aux grands enjeux technologiques et institutionnels. 

 

 



Cette note stratégique est publiée, dans une perspective de dialogue constructif sur les fondements juridiques, techniques et démocratiques du chiffrement.


Cette note a été rédigée, structurée et publiée en amont de toute reprise institutionnelle ou sectorielle du sujet.

Elle constitue une réflexion originale, documentée et signée, relevant d’une souveraineté intellectuelle assumée. Toute réutilisation non créditée serait contraire à l’esprit de rigueur et d’intégrité que cette démarche revendique. 

 

 

 


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